« Ce que l’un possède et l’autre désire, voilà la première monnaie du monde. » Bien avant les bourses mondiales, les cartes bancaires et les cryptomonnaies, les échanges humains s’écrivaient dans la simplicité d’un regard, d’un objet, d’un service. Deux mains se tendent, deux volontés s’accordent. L’un offre une miche de pain, l’autre une poignée de sel. Le troc, ce commerce primitif, semble aujourd’hui refaire surface dans un monde saturé de consommation et de surproduction. Mais ce retour est-il bien réel ? Ou n’est-il qu’un mirage romantique projeté sur les ruines d’un capitalisme épuisé ?

Le troc, racines profondes d’une économie humaine
L’histoire du troc est aussi vieille que celle des civilisations. Avant l’invention de la monnaie, les sociétés organisaient leurs échanges autour de la réciprocité directe. Chez les Sumériens, les Égyptiens, les Incas, les objets, denrées et services circulaient selon une logique d’équilibre : je te donne, tu me donnes. Dans les sociétés tribales, ce système renforçait les liens sociaux autant qu’il pourvoyait aux besoins matériels.
Mais le troc avait ses limites : que faire si le meunier n’a pas besoin de la laine du berger ? C’est alors que naquit l’idée de la monnaie, d’abord coquillage ou métal précieux, puis instrument de pouvoir et d’abstraction. Le troc, relégué aux marges, survécut néanmoins dans les économies en crise, les périodes de guerre, ou les communautés alternatives.
Crise de sens et résurgence d’un ancien modèle
Le XXIe siècle, en dépit de son apparente abondance, traverse une crise de sens. Face à la dérive consumériste, à l’obsolescence programmée et à la déconnexion sociale, de nouvelles aspirations émergent : sobriété, relocalisation, solidarité. Et voilà que le troc, ce vieux sage oublié, ressurgit dans les discours et les pratiques.
Mais il ne revient pas sous sa forme ancestrale. Il est médié par la technologie. Des plateformes comme GEEV (pour échanger des objets gratuitement), TimeRepublik (qui valorise l’échange de temps plutôt que d’argent), ou des groupes Facebook de troc local réinventent cette économie de l’échange. Le numérique donne au troc une visibilité, une fluidité, une dimension mondiale qui lui étaient jusqu’alors interdites.
En parallèle, des événements comme les marchés de gratuité, les ressourceries, ou les cafés d’échange de savoirs se multiplient dans les villes, prônant une économie humaine, sans profit, sans intermédiaire.
Une tendance marginale ou une lame de fond silencieuse ?
Certains y voient une utopie douce, une réponse poétique à un monde marchand. D’autres y lisent les prémices d’un renversement de paradigme, où l’utilité primera sur la valeur monétaire, et où l’humain reprendra sa place au centre de l’économie.
Mais peut-on réellement troquer à grande échelle ? Le troc reste limité par le besoin de coïncidence des désirs : il faut que les deux parties veuillent ce que l’autre possède. Les plateformes numériques contournent en partie cet obstacle par la centralisation des offres et des demandes, mais elles ne remplacent pas totalement la fluidité monétaire.
Cependant, dans les zones sinistrées, rurales ou déconnectées des circuits économiques traditionnels, le troc devient une solution résiliente, parfois vitale. Il ne s’agit plus d’idéologie, mais de survie. Dans d’autres cas, il est une forme de militantisme économique, une façon de refuser la logique de profit au profit de la coopération.
Le futur du troc : entre nostalgie et innovation
Alors, le retour du troc : mythe ou réalité ? Il serait trop simple d’y répondre par oui ou non. Ce qui est certain, c’est qu’il ne s’agit pas d’un simple retour au passé. Le troc de demain ne ressemblera pas à celui d’hier. Il sera numérique, communautaire, hybride. Il s’inscrira dans une nouvelle logique de lien, de confiance, et de réappropriation de l’acte économique.
Peut-être n’assistons-nous pas au retour du troc, mais à la naissance d’une nouvelle économie du partage, inspirée du troc, mais nourrie par les outils du présent. Et dans cette confluence entre l’ancien et le moderne, entre l’archaïque et le technologique, l’humanité cherche peut-être, une fois de plus, à retrouver sa juste mesure.
Encadré :
Aux origines de l’échange : l’histoire réelle du troc et la naissance de l’argent
Bien avant les banques, les monnaies fiduciaires et les bourses électroniques, l’échange entre humains prenait une forme brute, directe, fondée sur la satisfaction mutuelle des besoins. Le troc – cet échange sans monnaie – a longtemps été considéré comme le fondement des économies primitives. Mais l’histoire réelle est plus complexe, plus nuancée que les récits simplistes souvent transmis dans les manuels scolaires. Que savons-nous réellement de cette époque où le sel valait l’or, où un sac de blé pouvait être échangé contre une peau de bête ? Et pourquoi, peu à peu, l’humanité a-t-elle inventé l’argent pour remplacer le troc ?
Le troc : mythe fondateur ou réalité historique ?
Selon une vision classique popularisée au XVIIIe siècle par l’économiste Adam Smith, les premières sociétés humaines auraient d’abord fonctionné sur un modèle de troc généralisé. Ce système aurait été remplacé progressivement par l’usage de la monnaie, invention jugée plus pratique. Smith écrivait : « Tout homme vit en troquant, en donnant ce qu’il a contre ce qu’il n’a pas. »
Mais des recherches anthropologiques plus récentes, notamment celles de David Graeber, anthropologue et auteur de Dette : 5000 ans d’histoire, viennent contester cette théorie. Selon lui, le troc pur et direct n’a jamais constitué la base économique dominante d’une société entière. Il apparaissait de manière exceptionnelle, souvent entre communautés qui ne partageaient pas les mêmes systèmes de valeur, mais rarement à l’intérieur d’une même communauté.
Dans les sociétés traditionnelles étudiées par les ethnologues, les échanges se faisaient souvent sur la base de relations de dette, de réciprocité différée, ou d’obligations sociales, et non d’un troc immédiat. Par exemple, un homme offrait du poisson à son voisin avec l’assurance qu’un jour, ce voisin lui rendrait un service équivalent – mais pas nécessairement dans l’instant. Le troc direct était marginal, car il supposait une « coïncidence des besoins » difficile à satisfaire.
L’usage du troc dans les sociétés anciennes
Cela dit, le troc existait bel et bien, mais dans des contextes spécifiques. Dans l’Égypte ancienne, par exemple, on trouve des traces de troc entre artisans, agriculteurs ou voyageurs. Un maçon pouvait recevoir des céréales ou des habits en échange de ses travaux. Dans la Mésopotamie antique, des tablettes d’argile ont conservé la trace de transactions basées sur des marchandises : bétail, orge, huile, vin…
Mais à mesure que les sociétés devenaient plus complexes, avec des surplus agricoles, des spécialisations artisanales, des échanges à grande échelle et des tributs imposés, le troc montra ses limites. Il était difficile à standardiser, à évaluer, à conserver. Le besoin se fit sentir d’un intermédiaire stable, accepté de tous, durable et divisible : la monnaie.
La lente naissance de la monnaie
Avant les pièces de métal, plusieurs objets ont joué ce rôle de monnaie primitive : coquillages (les fameux cauris en Afrique et en Asie), sel (d’où le mot « salaire » en latin : salarium), bétail, pierres rares, perles ou même thé compressé. Ces objets avaient une valeur reconnue dans une culture donnée et servaient de mesure d’échange.
La première monnaie métallique apparaît en Lydie, dans l’actuelle Turquie, au VIIe siècle avant J.-C., sous le règne du roi Alyatte. Ces premières pièces, en électrum (alliage naturel d’or et d’argent), étaient frappées d’un symbole officiel garantissant leur poids et leur valeur.
Très vite, les grandes civilisations antiques – la Grèce, Rome, la Chine des Zhou – adoptèrent l’usage des pièces de monnaie, non seulement pour faciliter les échanges commerciaux, mais aussi pour affirmer le pouvoir de l’État. La monnaie devint un instrument politique, marquée du sceau du roi ou de l’empereur.
Du troc à la dette : une transition fondatrice
L’histoire révèle donc que la transition du troc à la monnaie ne fut ni soudaine ni linéaire. Elle passa par une période où les comptes de dettes étaient soigneusement notés sur des tablettes, où les relations économiques étaient ancrées dans les réseaux sociaux, les obligations morales, les rituels.
Dans les temples mésopotamiens, les prêtres-agriculteurs organisaient les redistributions en notant les prêts d’orge ou de bétail à rembourser plus tard. La dette précéda la monnaie. Ce n’est que lorsque les relations devinrent impersonnelles – dans les grandes cités, sur les marchés internationaux, ou dans les armées – que la monnaie prit tout son sens et remplaça le troc comme moyen principal d’échange.
Quand le troc refait surface
Malgré tout, à chaque grande crise économique ou monétaire, le troc refait surface. Pendant la Grande Dépression des années 1930, ou plus récemment dans certaines régions frappées par l’inflation ou la pauvreté, des systèmes d’échange non monétaires ont réémergé. Le troc, loin d’être archaïque, devient alors une stratégie de résilience.
Le troc n’a pas été le cœur battant de l’économie des premières civilisations, comme le veut le mythe. Mais il a toujours existé à la lisière des systèmes formels, en marge ou en complément des monnaies officielles. Son remplacement progressif par l’argent résulte moins d’une révolution brutale que d’une évolution culturelle et sociale liée à la complexification des échanges humains.
Et aujourd’hui encore, dans certaines marges numériques ou communautaires, il renaît sous une autre forme. Ce n’est donc pas un simple vestige du passé, mais une empreinte persistante d’une autre manière de penser l’économie : plus humaine, plus directe, plus symbolique.