
Par: Abdel-Rahman Al-Nakbi
À chacun de mes séjours en Égypte, un rituel immuable me ramène au cœur du Caire, dans l’un de ces vieux cafés du centre-ville. Chaque matin, je m’y installe, une tasse de thé brûlant entre les mains, et j’observe la ville s’éveiller lentement. Avec les premières lueurs du jour, la rue esquisse son ballet quotidien : les appels des marchands ambulants se mêlent aux pas pressés des passants, tandis que les rires matinaux des habitués emplissent l’air, comme une ritournelle familière. Ici, dans cette enclave figée hors du temps, je me sens immergé dans une fresque vivante, où se dévoile, avec une sincérité brute, l’âme même de l’Égypte.
Car les cafés du Caire ne sont pas de simples lieux où l’on boit un café ou un thé. Ils sont bien plus que cela : des salons à ciel ouvert où se tissent les conversations, des refuges où le tumulte du monde s’adoucit, des carrefours où le privé et le public s’entrelacent. Sur ces tables de bois patiné, les discussions vont et viennent, oscillant entre politique et football, entre les tracas du quotidien et les souvenirs d’enfance. Ici, un entrepreneur échange librement avec un vendeur ambulant ; là, un intellectuel partage une pensée avec un ouvrier. Il n’existe pas de barrières sociales rigides, mais une fluidité naturelle, un art de la rencontre qui est la marque profonde du peuple égyptien.

Quand la vie pèse trop lourd, on ne s’isole pas en Égypte, on cherche le réconfort dans le bruissement des cafés. Dans ces espaces vibrants d’humanité, les peines se racontent, les doutes s’expriment, et toujours, une oreille attentive ou un simple regard compatissant vient alléger le fardeau. Les cafés ne sont pas de simples lieux de passage, ce sont des fenêtres ouvertes sur l’âme du pays, des refuges où l’on respire, où l’on se redresse, où l’on se retrouve.
Ils furent aussi, et restent encore, le terreau des grandes idées. Ici s’asseyaient Al-Aqqad et Taha Hussein, ici débattaient Al-Mazni et Naguib Mahfouz. Entre deux volutes de fumée, des courants de pensée sont nés, des romans ont pris forme, des articles ont capté le pouls du Caire. Ces tables modestes sont des tribunes insoupçonnées, des laboratoires intellectuels où s’élaborent, entre un café et une cigarette, les questionnements profonds sur l’Égypte d’hier et celle de demain.
Mais au-delà de la culture et de la littérature, les cafés du Caire sont surtout des refuges d’humanité. Quand l’un des leurs est heureux, tous le sont avec lui. Quand il traverse une épreuve, il trouve ici une main tendue, un mot pour alléger la peine. Cette solidarité spontanée, discrète mais précieuse, est le ciment invisible qui, malgré les crises, garde la société égyptienne debout. Ici, entre deux gorgées de thé, les amitiés se nouent, les destins se croisent, et ce qui semblait n’être qu’un rituel quotidien se transforme en une force collective.

L’Égypte change, elle se modernise, les écrans illuminent les visages penchés, mais dans un coin du café, les voix continuent de s’élever, les éclats de rire percent le brouhaha, et le tintement des cuillères contre la porcelaine rythme encore la mélodie du Caire. Chaque matin, quand je m’assois dans l’un de ces lieux chargés d’histoire, je me sens au cœur d’une peinture vivante, où les récits se chevauchent, où les âmes se dévoilent. Là, dans l’effervescence douce d’un café du Caire, l’Égypte murmure ses secrets à ceux qui savent encore écouter.