Faut-il mettre des limites à l’innovation ? Au regard de sa fonction centrale dans la modélisation de l’avenir, l’innovation doit-elle elle-même être encadrée par des limites qui réguleraient son développement ? Ou, pour jouer pleinement son rôle, doit-elle au contraire être libérée de toute contrainte ? Une grande partie des réponses à ces questions réside dans le rôle social de plus en plus complexe joué par l’entreprise, principal lieu d’émergence de l’innovation. Ainsi que dans la capacité des dirigeants à faire cohabiter des exigences souvent contradictoires. Article publié sur La Tribune par Alain Conrard, CEO de Prodware Group et le président de la Commission Digitale et Innovation du Mouvement des ETI (METI).
L’innovation fait partie de ces pratiques humaines configurées pour ne connaitre aucun principe interne de modération. En effet, elle est généralement envisagée comme potentiellement infinie, apportant en théorie un progrès à chacun de ses stades et de ses niveaux. Nombreux sont celles et ceux pour qui cette vision d’une progression infiniment vertueuse se confond pleinement avec le concept même d’innovation. Si elle n’allait pas vers le bien – un bien toujours potentiellement supérieur : un « mieux » -, elle ne serait pas l’innovation.
Pourtant, en raison de la rapidité toujours plus grande de son développement et de ses impacts chaque jour plus profonds sur l’ensemble de la société, l’innovation est aujourd’hui forcée de rencontrer frontalement la question des limites. Et selon plusieurs modalités. Notamment les limites des ressources de la planète en substances rares nécessaires à la progression des technologies numériques. Mais aussi, les limites de l’impact écologique des serveurs ou des supercalculateurs et, de manière générale, de l’écosystème digital dans son ensemble : installé au Flatiron Institute de New York, le supercalculateur Henri, pourtant crédité d’être « énergétiquement sobre », émet quotidiennement des dizaines de tonnes de CO2, par exemple. Sans oublier les limites sociales et politiques sur la finalité et le partage des bénéfices de l’innovation…
Vers le mieux
« Aller vers le mieux » est une formulation aux multiples sens. Mais l’un des plus justes reste que ce « mieux » devrait profiter au plus grand nombre, de façon indiscriminée. Pourtant, si l’innovation ouvre sans cesse des champs de possibles, si elle est donc porteuse de progrès, celui-ci s’est fractionné, oubliant au passage une grande partie de l’idée qu’il doit profiter à tous, sans quoi il perdrait en réalité toute consistance. L’extrême concentration des bénéfices de l’innovation fait en partie obstacle au progrès. Car le progrès social repose aussi en partie sur une meilleure répartition sociale des bénéfices du progrès apporté par la technologie. Une société tout entière tendue pour favoriser un progrès ne profitant financièrement qu’à une minorité de ses membres ne saurait en effet revendiquer longtemps le statut de société.
On peut convoquer ici une partie de la doctrine à la fois socio-économique et politique de Saint-Simon qui, à cheval sur les 18e et 19e siècles, avait posé les bases d’une société fondée sur la confiance dans le progrès technique. Dans cette aristocratie des talents (en rupture avec l’idée traditionnelle d’une aristocratie de naissance), l’émancipation, le bonheur et la liberté reposent sur une industrie encadrée par une morale, et par un mode opératoire privilégié : l’association. Saint-Simon a exercé une grande influence en France pendant tout le développement de la société industrielle. Mais la dimension fraternelle – donc collective – liée au progrès technique cher aux saint-simoniens semble aujourd’hui s’être estompée au profit d’une approche plus individualisée. Insensiblement, « le progrès devrait profiter à tous » a été supplanté par « le progrès doit profiter à chacun ».