Et si nos angoisses, nos peurs irrationnelles ou nos douleurs diffuses ne venaient pas uniquement de notre propre histoire ? Et si, en silence, nous portions en nous les blessures, les silences, les secrets ou les drames de nos aïeux ? Depuis quelques décennies, un courant de recherche s’est penché sur la mémoire transgénérationnelle, cette étrange transmission qui dépasse le cadre du patrimoine génétique pour toucher à l’héritage invisible de la souffrance. Peut-on hériter du traumatisme de nos ancêtres ? La question bouleverse les frontières entre psychologie, biologie, histoire et philosophie.
Quand le passé ne passe pas
Les généalogies ne racontent pas que des dates et des noms. Elles contiennent aussi des silences, des ruptures, des blessures. Une guerre vécue par un grand-père, une migration contrainte, un deuil non dit, une honte enfouie : autant d’événements qui, bien que non vécus par les descendants, semblent parfois s’inscrire dans leurs corps et leurs esprits. Il n’est pas rare qu’un individu ressente une peur inexpliquée, une difficulté à vivre pleinement, une mélancolie sans cause apparente – comme si un passé oublié cherchait à se dire à travers lui.
Freud, Abraham, Dolto et les autres : Quand la psychanalyse s’en mêle
La psychanalyse a été l’une des premières à s’intéresser à ces transmissions invisibles. Sigmund Freud évoquait déjà la “transmission intergénérationnelle des névroses”, mais ce sont Nicolas Abraham et Maria Torok qui ont approfondi cette voie en parlant de “fantômes” psychiques transmis d’une génération à l’autre. Pour eux, les secrets de famille non dits, les traumatismes non élaborés, ne disparaissent pas : ils se transmettent, tels des spectres silencieux, aux descendants.
Françoise Dolto évoquait quant à elle les “non-dits” familiaux comme des poids psychiques. Selon elle, ce que les parents ou grands-parents ne disent pas peut “parler à travers les symptômes” des enfants : troubles du comportement, dépression, blocages relationnels…
L’épigénétique : Une nouvelle science entre gènes et expériences
Si l’idée d’une transmission psychique des traumatismes a longtemps été reléguée aux marges, la biologie moderne est venue en bouleverser la légitimité. L’épigénétique, qui étudie les modifications de l’expression des gènes sans altération de leur séquence, a montré que des événements traumatiques pouvaient laisser une trace biologique transmissible.
Des études menées sur les descendants de survivants de la Shoah, de la famine hollandaise de 1944, ou même sur des souris exposées à des chocs, ont mis en évidence des changements épigénétiques qui semblaient se transmettre sur une ou deux générations. Ces marques, appelées “méthylations”, peuvent affecter le fonctionnement des gènes liés au stress, à l’anxiété, à l’inflammation ou à l’immunité.
Mais attention : il ne s’agit pas d’une fatalité génétique. Ces traces peuvent s’atténuer, s’effacer, voire être “réparées” dans certaines conditions. Cela signifie que l’héritage du traumatisme n’est pas un destin, mais un appel à la conscience.
Quand l’histoire intime rejoint l’Histoire collective
Les traumatismes transgénérationnels sont d’autant plus profonds qu’ils sont souvent liés à des drames collectifs : colonisation, esclavage, exil, génocides, guerre, dictature. Dans les familles issues de ces contextes, des blessures persistantes se transmettent sous forme de peur, de méfiance, de silence, de honte ou de colère.
Le traumatisme de l’exil par exemple, même s’il n’est pas raconté, s’imprime dans les comportements : peur de l’autorité, besoin de sécurité extrême, sentiment de ne pas avoir de place légitime. Les enfants de migrants ou de réfugiés en sont parfois les porteurs inconscients.
L’art et la parole comme exorcismes
Depuis plusieurs années, la parole autour de ces transmissions se libère. Des auteurs, des artistes, des thérapeutes s’en emparent pour dénouer les fils invisibles de la mémoire familiale. Le théâtre, le cinéma, l’écriture deviennent des lieux d’exorcisme symbolique.
Dans l’œuvre de la romancière française Delphine de Vigan, dans les films de Sarah Polley ou de Naomi Kawase, dans les créations de descendants d’immigrés ou de victimes de guerre, on retrouve cette tentative de dire ce qui a été tu, d’interroger ce que l’on porte sans l’avoir vécu.
Parler, écrire, reconstituer son arbre généalogique, collecter les récits familiaux : autant de moyens de ramener à la lumière les fantômes du passé. Car, comme l’écrivait le psychanalyste Serge Tisseron, “ce qui ne se dit pas s’imprime, ce qui ne s’exprime pas s’imprime”.
Peut-on s’en libérer ?
Oui, mais cela demande un travail conscient. Il ne s’agit pas de rejeter cet héritage, mais de le reconnaître, de l’explorer, de lui donner un sens. En thérapie, en groupe, ou à travers l’écriture, le dessin, la danse : tout processus qui relie l’individu à son histoire familiale peut devenir un acte de guérison.
Reconnaître la mémoire transgénérationnelle, ce n’est pas devenir prisonnier du passé, c’est au contraire en redevenir le maître. C’est comprendre que ce que nous croyions être à nous seuls appartient peut-être à une histoire plus large. Et que, loin de nous condamner, cette mémoire peut aussi devenir source de résilience, de force, et de réconciliation.
La mémoire transgénérationnelle nous oblige à repenser notre individualité. Nous ne sommes pas des îles, mais des héritiers complexes, traversés par des lignées de vie, d’épreuves, de silences. Cette conscience nouvelle, entre science et introspection, nous invite à porter un regard plus doux sur nos blessures, à chercher dans notre histoire familiale les clés de notre présent.
Car peut-être qu’en affrontant les douleurs que nos ancêtres n’ont pas pu nommer, nous leur offrons – et nous nous offrons – une réparation. Et dans cette traversée du passé, il y a peut-être, pour chacun, une promesse d’avenir.