Dans les méandres de l’âme humaine, se déploie une danse tragique, un dialogue poignant avec l’infini. “Ô Grande mort”, recueil de poèmes de Walid Alaa Eddine, est une exploration audacieuse de la condition humaine face à l’irrévocable, face au mystère de la finitude. Alaa Eddine, avec une plume empreinte de douceur et de révolte, convoque la mort non pas comme une ennemie, mais comme une interlocutrice, un miroir révélateur des plus profondes vérités. À travers des vers tantôt méditatifs, tantôt férocement lucides, le poète navigue entre l’ombre et la lumière, transformant le deuil en une quête de sens universelle. Ce recueil n’est pas simplement une lecture : c’est une confrontation, un éveil.
Walid Alaa Eddine nous livre une œuvre saisissante qui interroge notre rapport à la mort, à la violence et à l’humanité. Son recueil “Ô Grande mort” se distingue par une voix poétique unique, mêlant introspection et questionnement existentiel.
Le recueil s’ouvre sur un poème évoquant deux versets “abrogés”, écrits juste avant la pleine lune. Le poète y explore la transformation inattendue de ses mots : ce qui devait être le nectar d’une rose devenu sang, ce qui n’était pas censé être un appel à la violence prend une tournure dramatique. Cette métamorphose troublante du sens illustre la fragilité du langage poétique face à la réalité brutale de notre monde.
Dans le second poème, l’auteur confronte notre banalisation de la violence. À travers l’image d’un “bonjour au monde” apparemment innocent, il interroge le prix en vies humaines de notre tranquillité quotidienne. Le poète se fait critique de sa propre position, remettant en question sa légitimité à parler au nom de l’humanité, comparant son attitude à celle d’un caissier comptant des billets qui ne lui appartiennent pas.
Le Progrès Égyptien vous propose quelques vers :
Ô Grande mort,
Dans mes poèmes résident deux vers abrogés,
Façonnés à l’aube de la lune pleine,
Soixante secondes et une moitié avant l’éclat.
Je m’endormis… puis m’éveillai,
Cherchant leur ombre parmi mes feuilles.
Hélas, ô mon poème,
Quelle est donc cette rivière de sang qui coule en mon jardin ?
Je ne voulais du sang que l’essence d’une rose,
Je ne voulais dire : « Tuez ! »
Lorsque nous parlons du ciel :
Bonjour, ô monde,
Quel matin digne de contemplation.
Combien de cadavres as-tu inhalés pour nous offrir cette sérénité ?
Depuis des millénaires, nous avons apprivoisé l’apparence des matins,
Mais face à un cadavre, nous restons confus.
Et pourtant, quelle insolence :
Je parle comme si j’étais un prolongement de l’humanité !
Je dis sans hésitation aucune : « Nous avons l’habitude »,
Amplifiant le “nous” avec emphase,
Comme si je m’écoutais résonner dans une grotte antique.
Et j’ajoute, sans trouble : « des millénaires ! »
Tel un comptable servile qui empile des liasses de billets,
Ne possédant rien d’autre que la crasse laissée
Sur le bout de ses doigts
À la fin d’un jour abject.
Bonsoir, ô monde,
L’heure de travail est révolue,
As-tu de nouvelles offres à me faire ?
Parle-moi des dernières modes en matière de guerres civiles,
Ou des caprices des ouragans, séismes, volcans, et incendies forestiers.
Que dire de ta nouvelle collection :
Étouffer les enfants et brûler leurs membres ?
J’ai entendu dire qu’ils figurent sur certains menus clandestins :
« Doigts croustillants de nourrisson, servis avec une bière fraîche,
Et la sauce de votre choix. »
Je préfère des côtelettes d’agneau grillées,
Avec un filet de sauce provençale.
La saveur de la coriandre rôtie est inégalable,
Et ma morale – comme tu le sais sûrement –
Ne m’autorise pas à imaginer que la friture de coriandre et d’ail
N’est qu’un stratagème pour masquer des doigts d’enfant.
La morale, comme en parlait Kant,
L’humanité, mon cher,
N’oublie pas, je t’en prie.
Bonne nuit, ô monde,
Je m’apprête à dormir, montre-nous les choix que le ciel nous offre ce soir.
Un ciel limpide, constellé d’étoiles,
Nous pourrions attribuer à chaque amas un nom emprunté à ta culture,
« Les Filles de la Grande Ourse », peut-être ?
Oh non, je préfère les noms latins ; ils évoquent une certaine grandeur.
Un ciel obscur, drapé comme un velours noir…
Wow, ça me plaît ! Mais c’est un peu effrayant, non ?
Et si nous y ajoutions une étoile solitaire, scintillant comme une larme dans l’œil d’une veuve ?
C’est charmant, mais n’oublions pas : l’étoile est féminine, et les veuves, de nos jours, ne pleurent plus.
Ah, mais si ! Offrons-lui un nom qui sublime sa féminité : Sirius !
Ou, mieux encore, appelons-la « Isé ».
J’aime ce nom : Isé.
Hélas, les Romains, dans leur manie de tout embellir, l’ont transformé en Isis,
Et nous, stupides, avons répété leur version sans questionner.
Que penses-tu d’un ciel rouge, où le crépuscule refuse de s’éclipser ?
Non, je n’aime pas cette éternelle suspension.
À moins… À moins qu’on le teinte de vert.
Le rouge ne sied pas à mon humeur ; je suis Balance.
Un ciel pur, tel un lac immobile,
Étoiles éparpillées, scintillant avec constance,
Avec, ici et là, des météores fugaces,
Brisant la monotonie et ravivant l’ensemble.
Pourquoi ne pas les rendre multicolores ?
Wow, un ciel multicolore !
Pardon, je voulais dire : des météores multicolores.
Cette œuvre représente une contribution majeure à la poésie arabe contemporaine, interrogeant avec force notre rapport collectif à la violence et à la mort, tout en questionnant la légitimité même du poète à témoigner de ces réalités.